Histoire du chant grégorien: évolution ou décadence?

C’est un lieu commun de prétendre que le chant grégorien a subi une décadence du XIIe siècle au XIXe siècle et qu’il a été «ressuscité» grâce à l’action de Solesmes, laquelle école de Solesmes nous présente aujourd’hui le grégorien tel qu’il aurait été ou qu’il devrait être.

L’école de Solesmes a elle-même beaucoup évolué au cours du XXe siècle – ce qui est tout à son honneur – entre la théorie de Dom Mocquereau et la sémiologie de Dom Cardine.

On est en droit de se poser un certain nombre de questions :

•  Y a-t-il une référence unique en matière d’interprétation de chant grégorien?

•  Et si l’on était en mesure de retrouver le style d’interprétation ayant prévalu à l’époque de la création du grégorien (VIe-Xe siècles), ce style serait-il encore valable au XXIe siècle?

•  D’ailleurs, qui nous dit que durant une période aussi large dans le temps et l’espace géographique, un style unique aurait été adopté?

•  Chaque période ne considère-t-elle pas le chant liturgique à l’aune de ses propres critères?

•  Ne parle-t-on pas d’évolution ou de décadence suivant ces critères et l’attitude d’esprit du moment?

On le voit, la question du style d’interprétation du chant grégorien est loin d’être résolue et nous n’avons aucune prétention à tirer des conclusions définitives. Le texte ci-dessous est extrait de l’ouvrage de Jacques Viret: «Le chant grégorien et la tradition grégorienne» (pages 58-59, édition L’Age d’Homme); il précise le status quaestionis, l’état de la question. Cela permet déjà d’élargir le débat et d’éviter des focalisations sur des systèmes ou des théories trop exclusives.

Rappelons d’abord que l’idée d’une décadence n’est pas nouvelle, tant s’en faut: on la voit resurgir périodiquement, d’une époque à l’autre, depuis le XIe siècle. C’est à cette date en effet qu’Aribon l’Écolâtre déplorait que de son temps les durées rythmiques du chant ne fussent plus exactement respectées. Puis viendra au XIIe siècle la réforme cistercienne, visant à rétablir – déjà! – une supposée pureté primitive. Cette même préoccupation restera le mobile de toutes les réformes ultérieures du chant grégorien, à commencer par celle du XVIe siècle, marquée à la fois – et contradictoirement! – par l’idéal du retour aux sources (des sources, comme auparavant chez les cisterciens, plutôt imaginées que connues) et par l’orgueil des humanistes s’autorisant à corriger les maladresses de la « barbarie» médiévale. On en dira autant de l’œuvre réformatrice des Français, accomplie aux XVIIe et XVIIIe siècles sous l’égide du mouvement néo-gallican (Cocheril). Ici l’ambivalence apparaît à travers les écrits d’un Dom Philippe Caffiaux, proclamant à la fois la nécessité d’un retour « aux antiques lois du chant grégorien» (qu’en savait-on réellement?) et la conviction selon laquelle « les arts commencèrent vers le XVIe siècle à sortir de l’obscurité dans lesquelles les temps de barbarie les avaient plongés». L’idée de décadence refera surface chez Jean-Jacques Rousseau, lequel voit dans le chant liturgique de son temps « un reste bien défiguré, mais bien précieux, de l’ancienne Musique Grecque». Enfin l’idéalisation des origines sera au XIXe siècle le moteur de cette «restauration» bénédictine d’où sortira le grégorien moderne, celui qui régnera à peu près sans partage jusqu’à la récente démarche des « nouveaux grégorianistes ».

Vue avec le recul que nous avons aujourd’hui, l’histoire de la tradition grégorienne apparaît à la fois comme évolution et comme décadence, selon le point de vue auquel on se place. Parler d’évolution, cela revient à refuser tout jugement de valeur et à adopter un regard objectif d’historien. On constate qu’entre le IXe et le XXe siècle la tradition grégorienne s’est transformée, et adaptée aux époques successives: chaque époque se sera forgé selon sa mentalité une image du grégorien qui lui convenait. Taxer de décadentes les mutations du plain-chant survenues au fil des siècles, n’est-ce pas méconnaître le caractère mouvant, évolutif, créatif de toute tradition vivante? Pour celle-ci en effet « le changement n’est pas dû à l’entropie, à l’accumulation contingente des manquements de la transmission» (During). Les musiciens orientaux interrogés par Jean During ont insisté sur cette opportune et saine variabilité de la tradition, laquelle selon eux requiert des adaptations aussi bien générales à un public et une époque déterminés, à un certain « esprit du temps », que particulières à tel moment, tel lieu, tel artiste.

Les mutations du chant liturgique seront dans cette optique, quelles qu’elles soient, jugées normales: exécution ralentie et égalisée à la fin du Moyen Âge; création d’un «plain-chant musical» par la catholicité française, néo-gallicane, des XVIIe et XVIIIe siècles; diffusion par les moines de Solesmes, au XIXe siècle, d’un style d’exécution adapté à l’idée qu’on se faisait alors de la liturgie; exigence accrue d’authenticité, selon une optique comparatiste, au XXe siècle finissant. Il y aurait lieu, dans cette perspective, d’admettre que le grégorien du XIVe ou celui du XVIIIe siècle ont été ce qu’ils devaient être à ces époques, et non la dégénérescence d’une tradition ancienne absolutisée, érigée en norme immuable.

On peut aussi, selon un point de vue critique, estimer que le grégorien primitif contenait certaines valeurs précieuses et essentielles perdues par la suite, sous l’effet d’une ambiance musicale qui ne lui était pas favorable. De fait, la musique occidentale du second millénaire s’est éloignée progressivement de la monodie et de son esprit pour s’engager dans la voie des superpositions sonores, avec la polyphonie puis l’harmonie tonale. Ce changement radical d’orientation n’aura-t-il pas exercé une influence néfaste, délétère, sur la tradition grégorienne, en la reléguant dans une marginalité où elle ne pourra que stagner ? Penser cela revient à substituer le concept de décadence à celui d’évolution: une tradition, de manière générale, dégénère dans la mesure où elle ne préserve plus les valeurs fondamentales qui la définissent et la font vivre. C’est bien cela qui paraît s’être produit pour la tradition grégorienne; les transformations survenues depuis le XIe siècle ont été assez profondes, sous l’angle capital du rythme surtout, pour métamorphoser la cantilène primitive dans un sens incontestablement négatif: rigidité, appauvrissement, perte de substance. Les sources grégoriennes de cette période (éditions du répertoire, traités théoriques; cf. Tack 1960, Cocheril 1961 a) révèlent toutefois que la simplification du rythme n’a pas été partout égale, et que la pratique grégorienne variait d’un endroit ou d’une époque à l’autre.

La réforme solesmienne du XIXe siècle a constitué une tentative méritoire de redressement; cependant cette « restauration» ne fut telle que par rapport à la restitution du texte mélodique (aboutissant à l’Édition Vaticane), et aucunement de la pratique interprétative. Le style de chant n’est pas du tout redevenu alors ce qu’il était à l’origine; peut-être rejoignait-il un stade précoce de la décadence, proche – au mieux! – de la pratique cistercienne du XII” siècle. Le style solesmien réalisait au XIXe siècle un compromis, peut-être le meilleur possible à cette date, entre le passé de la tradition et le présent de la pratique moderne; il est lui aussi le grégorien d’une époque.

Sous l’angle de la pratique, nous pourrions subdiviser l’histoire de la tradition grégorienne en cinq étapes principales, lesquelles ne recoupent pas celles que nous distinguerons plus loin (§ 97-136) sous l’angle historique:

L’âge d’or grégorien (VIe – XIe siècle, § 107-118) : Le grégorien authentique, la source de sa tradition, le « vieux fonds» (§ 17) fixé après la gestation obscure des premiers siècles. Son style, son «image sonore» est celle que cherchent à retrouver actuellement les «nouveaux grégorianistes» (§ 135, 136).

La réforme cistercienne (XIe – XIIe siècles, § 120) : Les informations que nous avons à son sujet ne concernent pas le rythme. Cependant on imagine – vu l’esprit général de sobriété et d’austérité prôné par les cisterciens – un style de chant simplifié, ralenti, tendant à l’égalité rythmique des notes (§ 62, 71).

Le «plain-chant» (XIIIe – XIXe siècles, § 66-74; Ai25) : Accentuation de la tendance égalisatrice, ralentissement, alourdissement et uniformisation du rythme chanté (§ 69). Au XIIIe siècle toutefois, Jean de Grouchy (§ 68) paraît témoigner d’une rythmique encore relativement souple.

Le grégorien de Solesmes («restauration », XIXe – XXe siècles, § 127): Exécution plus fluide, mais toujours égalisée rythmiquement (« équalisme », § 29 ; « sémiologie» de Dom Eugène Cardine et son école, cherchant à assouplir l’égalitarisme; § 25).

Le «nouveau grégorien» (fin du XXe siècle, § 135, 136) : Recherche de la tradition grégorienne dans son état originel à la faveur d’une approche élargie, ouverte sur d’autres traditions musicales, orales (comparatisme, synchronie; § 50). Démarche musicale et musicologique (exécutions en concerts, enregistrements discographiques), en dehors de la liturgie qui demeure, elle, fidèle au style solesmien.