Musiciens catholiques d’Angleterre

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Catholiques, ils l’étaient tous depuis que l’Angleterre était devenue chrétienne. La composition des motets polyphoniques, sur les paroles latines des offices, constituait leur principal gagne pain, la principale source de leur notoriété…
Tout devait changer, se troubler, avec la Réforme.

 

Voici John Taverner, qui, à l’époque où le roi Henry VIII était encore le défenseur de la Foi catholique, se fait mettre en prison à cause de ses sympathies luthériennes. Remis en liberté, il adoptera la prudente décision d’abandonner la composition musicale pour le négoce. Thomas Tallis et Christopher Tye, eux aussi, préfèrent la prudence au martyre, et, après avoir été de très grands musiciens de la religion catholique, deviennent protestants à la suite de Cranmer et composent pour la nouvelle religion des anthems en langue anglaise. William Byrd reste catholique, mais il est assez adroit pour mettre sa plume au service des deux liturgies, catholique et protestante ; le gouvernement ferme les yeux, il reste en faveur.

th_Tallis.jpeg D’autres, qui n’avaient pas la notoriété de William Byrd, ont connu bien des tracasseries dans ces dernières années du XVIe siècle, où l’on fit subir aux catholiques anglais des persécutions qui pouvaient s’exacerber jusqu’au martyre, un martyre d’une cruauté inouïe.

Voici l’un de ces obscurs musiciens, Sebastian Westcote. En 1545, il est musicien d’église et poète yeoman de la chambre du roi ; en 1547, vicar choral à la Cathédrale Saint Paul ; en 1552, il organise une représentation des enfants devant la princesse Elisabeth ; en 1553, il est aumônier de la Cathédrale. Voilà donc une belle carrière. Mais en 1558, c’est la mort de la reine Mary, dernier souverain catholique de l’Angleterre. En 1559, resté catholique, il refuse de reconnaître l’Act of Supremacy, il est privé de ses appointements pour cela, mais la sentence n’est pas exécutée. Nous allons voir, peu à peu, la persécution s’appesantir. En 1561, il est convoqué par devant l’évêque Grindal for refusing to take communion. Pourtant, cette même année, une lettre écrite au Cardinal Moroni le présente comme un protégé de la reine Elisabeth ; les enfants ont donné vingt cinq représentations à la Cour. Convoqué à nouveau en 1563, il est excommunié, déclaré inapte à conserver son poste, qu’on lui laisse malgré tout sous un engagement de bonne conduite. Le 21 décembre 1577, il est emprisonné. Relâché le 19 mars 1578, il revient à Saint Paul. Il mourra à Londres en 1582 ; son testament nous est connu : he made substantial bequests, including a number to occupants of London prisons (possibly recusants), to Peter Philips and Nicholas Carleton, former St Paul’s choirboys, and to the Cathedral : « to Peter Philips likewise remayninge withe me five poundes thirtene schillings fower pence », « my cheste of vyalins and vialls to exercise and learne the children and choristers there ». Ses œuvres sont perdues, mais la lecture de son testament nous montre avec éloquence sa charité envers les choristes, auxquels il lègue ses violons et ses violes, son dévouement envers les catholiques prisonniers, son apostolat même, puisque deux de ses anciens enfants de chœur, Philips et Carleton, furent des musiciens distingués.

C’est surtout Peter Philips qui est célèbre ; dès la mort de Westcote (1582) ce jeune homme de vingt deux ans s’enfuit et ne reviendra jamais en Angleterre. Le 18 août 1582 il s’arrête au collège anglais de Douai ; le 20 octobre il arrive à Rome ; reçu au collège anglais, il est noté au Livre des Pèlerins : Petrus Philippus Anglus receptus fuit hospitio. Il reste trois ans au service du Cardinal Alexandre Farnèse, devient organiste du collège anglais, se nourrit des œuvres de Palestrina, d’Anerio. A partir de 1585 le voici attaché à la maison de Lord Thomas Paget, un catholique émigré qui vient d’arriver à Rome avec deux serviteurs. Il l’accompagne dans ses voyages, pendant cinq années, à Gênes, à Madrid, en France, à Bruxelles. En 1590 Lord Paget meurt ; Philips s’installe à Anvers, où ses compositions seront, à partir de 1591, publiées par Phalèse, dont la maison d’éditions musicales est la plus célèbre d’Europe. Il se marie, il aura un fils, Gérard, qui sera ingénieur en hydraulique, une fille, Marie, qui deviendra religieuse à vingt ans, en 1614. Il enseigne le virginal aux enfants (le virginal était la forme anglaise du clavecin).

Remarquons qu’à cette époque, Douai, Bruxelles et Anvers font partie d’une principauté située entre le royaume de France et la Hollande, qu’on appelait les Pays Bas. Cette principauté n’était pas la même chose que les Pays Bas qui existent de nos jours ; elle correspondait à peu près au Nord de la France (départements du Nord et du Pas de Calais) et à la Belgique. La religion catholique et la langue française y dominaient.

Mais voici qu’en 1593 Philips se rend à Amsterdam, dans cette Hollande qui est protestante et l’ennemie acharnée des Pays Bas catholiques, to sie and heare an excellent man of his faculties. Quel est le nom de la personne qu’il est venu visiter ? Sans nul doute il s’agit de Sweelinck, le plus grand musicien de la Hollande, qui est secrètement resté ou redevenu catholique, et consacre le meilleur de son inspiration à la liturgie romaine, par exemple les Cantiones sacrae, un magnifique recueil de trente sept motets latins à cinq voix qu’il fera publier à Anvers, chez Phalèse. Les variations que Sweelinck écrivit sur une pavane de Philips restent un témoignage de l’amitié qui unissait les deux compositeurs. Pendant le voyage de retour, Philips tombe malade et reste trois semaines à Middlebourg, conversant with such as delighted in musiq. Mais il est dénoncé aux autorités hollandaises par un de ses compatriotes, Roger Walton, et impliqué dans un complot contre la vie de la reine Elisabeth. Arrêté avec le dénonciateur, Walton, et un autre compatriote, Robert Pooley, tous trois sont conduits à La Haye pour interrogatoire et pour attendre les rapports venus de Londres. L’ambassadeur d’Angleterre participe aux enquêtes. Philips prend patience en composant la pavane et gaillarde Dolorosa, composta in prigione selon un manuscrit ; dans cette œuvre le musicien utilise l’écriture chromatique afin d’exprimer la douleur. Finalement il est assez vite relâché et retourne à Anvers avant Noël. Reconnaissons que si nous nous plaçons du point de vue de l’adversaire, nous comprenons une certaine nervosité de sa part devant tous ces voyages, ces conciliabules, qui pouvaient lui faire craindre de sombres conspirations.

En 1597, Philips devient organiste de l’Archiduc Albert, un prince de la Maison d’Autriche qui gouverne alors les Pays Bas. En 1598 il dédie des madrigaux au freebooter colonel William Stanley, un catholique. Mais est-ce que freebooter ne veut pas dire flibustier ? C’est étonnant, un livre de madrigaux dédié à un flibustier. On songe à ce qui s’était passé cinq ans auparavant, ce curieux voyage d’Amsterdam, ce retour interrompu par une maladie réelle ou supposée, qui conduit notre musicien à Middlebourg, où il séjourne un certain temps, conversant avec des amoureux de musique, dit-il, mais peut-être plutôt attendant là, près de l‘estuaire de l’Escaut, près des côtes de l’Angleterre, l’arrivée ou le passage d’un navire, qui pouvait être celui de Stanley ; Walton n’aurait formulé sa grotesque dénonciation que pour détourner le danger. Tout ceci n’est que supposition, mais n’oublions pas les faits réels, ces fidèles catholiques anglais qui s’en allaient secrètement pour se préparer au sacerdoce dans les collèges et les séminaires anglais du continent, puis, devenus prêtres, abordaient clandestinement les côtes d’Angleterre. C’est ce courageux apostolat qui mettait en rage les autorités, d’où les supplices affreux qui furent infligés aux martyrs anglais.

Citons quelques noms de ces glorieux martyrs qui ont pu s’embarquer en 1593 dans les circonstances que nous supposons ; des prêtres revenant en Angleterre : John Ingram, étudiant à Oxford, puis élève du collège anglais de Reims, ordonné prêtre à Rome en 1589, arrêté à Durham en 1593, martyrisé à Londres le 26 juillet 1594 ; John Jones, né dans le comté de Carnarvon, Franciscain à Rome en 1592, martyr à Londres le 12 juillet 1598. Si c’était au contraire des jeunes fugitifs dont l’arrivée était attendue à Middlebourg, cela pouvait être George Napper, longtemps prisonnier en Angleterre, mais élargi en 1589, parce que, dans un moment de faiblesse, il avait reconnu l’Act of Supremacy  ; il se ressaisit, se rend au collège anglais de Douai, est ordonné en 1596, et meurt martyr le 9 novembre 1610, à Oxford. John Almond, né près de Liverpool, fut élève du séminaire anglais de Reims, puis de celui de Rome, en 1 597. Ordonné en 1598, il connut le martyre à Londres le5 décembre1612.

La traversée pouvait être dangereuse dans les deux sens, comme le prouve l’exemple du glorieux martyr Philippe Howard, grand seigneur, comte d’Arundel, protecteur d’un autre futur martyr, Robert Southwell, qui s’embarqua pour quitter l’Angleterre, fut arrêté en mer, ramené à Londres (c’était en 1585), pour y languir en prison jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Après 1603 Philips n’écrit plus d’œuvres profanes. En 1612 il publie des motets dédiés à la Sainte Vierge, for the consolation and salvation of christian people, the confirmation and amplification of the catholic, apostolic faith, and the extirpation and confusion of heresy and heretics. Il est donc resté anglais jusqu’au bout, avec le souci d’encourager ses compatriotes exilés ou persécutés. Devenu célèbre, on lui demande de visiter les orgues de Malines, de Bruxelles.

En 1613, il accueille son compatriote John Bull, qui poursuivait jusqu’alors une brillante carrière musicale en Angleterre : virginaliste de première force, organiste, maître des enfants, Docteur de l’Université d’Oxford ; mais lui aussi est un catholique qui vient de prendre soudainement la fuite ; il se réfugie à Bruxelles, auprès de l’Archiduc ; l’année suivante, il s’établit à Anvers où il sera organiste de la Cathédrale jusqu’à sa mort, en 1628. Nous avons de lui une fantaisie sur un thème de Sweelinck, ce qui confirme l’existence du réseau d’amitiés qui liait nos compositeurs.

En 1616, nous retrouvons Philips à l’occasion de la publication d’un recueil de Cantiques, les Rossignols spirituels, dans la ville de Valenciennes, qui, à cette époque, se trouve elle aussi dans les Pays Bas et non pas en France. Le compositeur anglais a été chargé d’harmoniser ces Cantiques, parmi lesquels se trouve, pour la première fois, le petit poème monorime : « Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement ». En 1621 meurt l’Archiduc Albert, dont les funérailles sont l’occasion d’un beau portait de Philips, représenté comme chapelain conduisant la procession des chapelains ; il est possible qu’à cette date il ait été veuf et soit entré dans les ordres. Il meurt à Bruxelles en 1628.

Il y eut aussi, dans les mêmes années, des musiciens anglais qui se convertirent du protestantisme au catholicisme. Tel fut le cas d’un très grand compositeur, John Dowland, pionnier d’une musique écrite pour un petit groupe d’instruments, donc de la science de l’instrumentation. Il se trouvait en France, au service de l’ambassadeur d’Angleterre, quand il se convertit. Pour quelle raison et sous quelle influence ? Il a pu rencontrer, aux alentours de 1585, son compatriote Nicholas Morgan, organiste de la Sainte Chapelle. Il a certainement connu la Sainte Ligue, Paris soulevé contre un souverain indigne, Paris préférant mourir de faim plutôt que d’ouvrir ses portes à son successeur huguenot. C’est le souverain qui céda et se convertit, mais, quand, en 1594, Dowland demanda la place de luthiste de la Cour, à Londres, elle lui fut refusée parce qu’il était catholique. Il reprit alors sa vie de voyages dans divers pays d’Europe.

Richard Dering fut aussi un converti, auteur d’œuvres religieuses catholiques. Il était, vers 1620, organiste du couvent des Bénédictines anglaises de Bruxelles, nouvelle marque du généreux accueil réservé par les Pays Bas aux Confesseurs de la Foi venus d’Angleterre. Cette générosité semble bien être allée jusqu’à préférer les exilés aux enfants du pays dans l’attribution des charges les plus honorables. Cependant Dering put revenir à Londres et y mourir en occupant, à partir de 1625, la charge d’organiste de la reine d’Angleterre Henriette de France, qui, étant reine, avait le droit de garder publiquement sa religion.

La plupart des noms de ces musiciens catholiques anglais se retrouve dans un recueil, que l’on a nommé le Fitzwilliam Virginal Book d’après le nom d’un érudit, Richard Fitzwilliam, qui fut, beaucoup plus tard, son propriétaire. C’est un des plus précieux monuments de la musique anglaise et de la musique de tous les temps. A qui devons-nous ce célèbre recueil ? A Francis Tregian. Il appartenait à une famille de Cornouailles, profondément catholique, qui préféra être exilée et dépouillée de tous ses biens plutôt que renier sa foi. Ainsi le père de Francis Tregian, qui portait le même prénom que son fils, vécut en exil avec ses dix huit enfants et mourut en 1608 à Lisbonne, qui se trouvait alors en Espagne.

Remarquons qu’une des terres d’accueil de nos musiciens anglais est l’Espagne, dont le gouvernement semble si dur aux yeux de nos contemporains, parce que, dans le même moment, il expulsait les Morisques. L’explication de ce contraste est claire : le roi d’Espagne était chrétien ; il agissait en conséquence. Nous devons en tenir compte, être équitables, reconnaître cette générosité des Espagnols, qui s’est renouvelée en d’autres temps, à l’égard des prêtres de France pourchassés par la Révolution.

Francis Tregian grandit donc en exil ; il est élevé aux collèges catholiques d’Eu et de Douai. En 1592 il a dix huit ans, il quitte Douai pour devenir, à Rome, chamberlain du Cardinal Allen, qui meurt deux ans plus tard. Tregian est alors décrit comme un jeune homme noble, très intelligent, instruit en philosophie, en latin et en musique. Il retourne en Angleterre pour réclamer les propriétés de son père en Cornouailles. Décision bien imprudente : après toute une vie écoulée parmi les pires ennemis de l’Angleterre et du protestantisme, il ne pouvait passer que pour un espion papiste. En 1609, convaincu de recusancy, il est incarcéré dans la London Fleet Prison  ; il n’en sortira jamais ; il y mourra en 1619. Que pouvait-il faire dans cette prison ? Nous savons qu’il était lié d’amitié avec un autre prisonnier, sir Francis Englefield, qu’il possédait des centaines de livres, que ses sœurs le secouraient. Il était musicien amateur, il s’est mis à copier des œuvres pour le virginal, des motets, des madrigaux, des danses. C’est cela, le Fitzwilliam Virginal Book, deux mille compositions dont beaucoup seraient perdues si ce recueil n’existait pas ; grâce à Francis Tregian, nous connaissons ce magnifique répertoire des virginalistes anglais, qui précède de loin ce qu’ont pu faire, nettement plus tard, les clavecinistes du continent. Parmi ces œuvres, nous trouvons de préférence les noms du petit groupe que nous venons d’évoquer : William Byrd, John Bull, dix-neuf oeuvres de Philips, parmi lesquelles sa première composition, une pavane écrite quand il n’avait que dix ans (the first ever Phi made), la pavane et gaillarde Paget, écrite pour lord Thomas Paget, une version de la pavane et gaillarde Dolorosa dédiée à Tregian lui-même.

Quand tous les musiciens dont il vient d’être question ont été morts, c’est à dire au milieu du XVIIe siècle, l’Angleterre musicale est entièrement protestante, mais la musique anglaise, si brillante avant la Réforme, a reçu un rude coup de ces persécutions, de ces exils, auxquels vont s’ajouter les sévérités du gouvernement puritain de Cromwell contre ce qui restait de vie musicale, la destruction des orgues par exemple. De ces brillants virginalistes, il n’en existe plus un seul ; de belles écoles de musique pour clavecin vont naître sur le continent alors que leur ancêtre anglaise est entièrement disparue. Quant à la musique religieuse, aux anthems de langue anglaise, c’est bien peu de chose comparé à la riche polyphonie dont les compositeurs anglais savaient habiller la liturgie latine. La succession de Dowland est aussi très pauvre. Bientôt, d’ailleurs, il n’y aura plus rien. A la fin du XVIIème, l’Angleterre possède encore un très grand musicien, Purcell, protestant confirmé, mais quand il meurt, on s’aperçoit qu’il était seul, c’est le vide. Dans les siècles suivants, ce seront des Allemands qui viendront remplir ce vide, Haendel, Weber, Mendelssohn. L’une des plus grandes nations du monde n’a plus de grands musiciens.

Pour un Catholique, il reste le souvenir de ce petit groupe de vaillants Confesseurs de la Foi, Sebastian Westcote, Peter Philips, Nicholas Morgan, Richard Dering, Francis Tregian, exilés ou emprisonnés à cause de leur fidélité à la foi catholique ; il nous donne un bel exemple de la célèbre ténacité anglaise, d’autant plus beau qu’on n’en trouve l’équivalent en aucun temps, dans aucun pays.

Marc Brunnery

Professeur de musicologie