L’influence de l’école vénitienne et des Gabrieli sur la musique sacrée

Andrea et Giovanni Gabrieli ont marqué non seulement leurs élèves, mais une bonne partie des compositeurs de musique sacrée du XVIIe siècle. De Schütz à Galuppi en passant par Legrenzi, Caldara, leur influence s’est étendue aux grands centres de la musique religieuse: Venise, Munich, Salzbourg et jusqu’au nord de l’Allemagne.
Article parsemé de nombreuses écoutes d’extraits d’oeuvres.

 

 

Giovanni Gabrieli est tombé dans l’oubli éditorial à partir de 1628 – à peine 16 ans après sa mort – avant que Carl von Winterfeld (1784-1852) ne le ressuscite, passant des heures à recopier ses partitions dans les bibliothèques italiennes. Dans son œuvre monumentale de trois tomes, Winterfeld n’hésite pas à mettre Gabrieli à l’origine de la musicologie telle que nous la concevons aujourd’hui. Admiration exagérée de la part de celui qui aura passé une partie de sa vie à le ressusciter ? En partie peut-être ; mais il n’est pas de doute que Gabrieli aura influence bon nombre de musiciens italiens et allemands et les musicologues plus récents ne s’y sont pas trompés. A leur suite, les musiciens  se sont emparés de sa musique. Aujourd’hui, plus de 150 ans après la publication de l’œuvre pionnière de Winterfeld, Gabrieli jouit d’une reconnaissance certaine auprès des mélomanes, et d’une admiration sans bornes auprès de ceux qui ont interprété ses œuvres. Sa discographie confortable, l’intérêt des auditeurs de musique pour ses partitions lui confèrent à présent un rang très honorable au panthéon des compositeurs italiens de la fin de la Renaissance. Victime de son succès, on lui attribue souvent des fonctions qu’il n’a jamais occupées : il ne dirigeait pas la chapelle de la basilique St-Marc de Venise, ni même le groupe des instrumentistes qui en dépendait. Mort un an avant l’arrivée à Venise de Claudio Monteverdi, il n’est pas pour autant son prédécesseur, du moins sur un plan purement administratif.

Enfance vénitienne, séjour de formation en Allemagne, puis poste d’organiste à St-Marc, les deux Gabrieli ont eu un cheminement identique en plus de leur commune inclination pour l’enseignement de la composition. C’est à l’école de l’oncle Andrea (1510-1586) que le neveu apprit l’art de la composition, et comme souvent, l’élève fini par dépasser le maître, en l’occurrence par le génie, non par la quantité produite.

Ce n’est donc pas simplement en raison de leurs liens familiaux qu’il convient d’associer les deux organistes, mais bien à cause de la profonde intimité musicale qui les rassemble, à une génération de distance.

Attachés à leur ville natale toute leur vie, ils ont laissé des musiques qui ne peuvent se comprendre en dehors du contexte pour lequel elles ont été créées.

La Venise des Gabrieli (fin XVIe siècle)

La particularité de Venise n’est plus à évoquer et saisit tout voyageur qui découvre la ville pour la première fois, Mundus alter, un autre monde, comme la qualifiait Pétrarque. Plusieurs facteurs contribuent à cette originalité de Venise : son site géographique, son histoire, ses mœurs politiques et sociales, enfin sa prospérité économique. « C’est bien un des miracles du monde que cette ville, la considérant en toutes façons. Premièrement étant toute bâtie sur des pilotis. D’une retraite de pauvres peureux, il s’en est aujourd’hui rendu une république, la plus riche et la plus redoutable de toute la chrétienté, et qui a jusqu’ici gardé sa virginité, pour n’avoir jamais été prise, ni jamais changé de gouvernement depuis 1100 ans qu’elle dure. » (Compte-rendu de voyage du duc de Rohan, 1600)

Port d’embarquement des pèlerins pour la Terre sainte, la ville est également un extraordinaire lieu d’échanges de toutes sortes, une ville cosmopolite et bigarrée qui fait les délices des curieux.

Economiquement, même si la ville est sur le déclin à partir de la fin du XVIe siècle, elle n’en reste pas moins l’une des puissances européennes : en 1597, le volume annuel des échanges avoisine les deux millions de ducats à Venise, soit le double de ce qu’atteignent la France, l’Angleterre et les Pays-bas réunis ! Une ville qui compte 150 000 habitants, derrière Naples, Londres, Milan et Paris (200 000), mais devant Rome, Moscou et Anvers (100 000).

Capitale européenne de l’édition musicale depuis son invention par Petrucci en 1501, Venise compte, dans la seconde moitié du XVIe siècle, plus de 1500 éditions musicales, contre environ 400 pour toute la France, un peu plus de 300 pour la Flandre et les Pays-Bas, et moins de 200 pour l’Allemagne.

Si en 1000 ans, Venise avait résisté sans remparts ni fortifications à toute invasion étrangère, elle s’était également prémunie de toute guerre civile, révolution ou trouble local important, et cette extraordinaire paix sociale était attribuée à la vertu de ses institutions politiques.

Elu à vie, le doge avait une double fonction puisqu’il détenait à la fois le pouvoir temporel et spirituel : c’est en effet dans son église, la basilique St-Marc, que se déroulait la liturgie propre à Venise, appelée patriarchino, ceci depuis qu’un bref papal de 1456 en avait interdit la pratique dans les autres églises de la cité. St-Marc n’était donc pas la cathédrale de Venise, comme on serait tenté de le croire – celle-ci est San Pietro, reléguée au fond de la ville, derrière l’arsenal – mais l’église du doge, symboliquement adossée au palais ducal. Le voisinage des deux bâtiments rappelle l’imbrication constante du sacré et du civique à Venise, qui explique entre autres les musiques à la fois religieuse, politiques et officielles des Gabrieli.

St-Marc, le centre politique, religieux et musical de Venise, est également le lieu de travail principal des deux Gabrieli. L’un comme l’autre ont réussi, à trente ans passés, le concours d’entrée de l’un des plus prestigieux postes d’organiste d’Italie, mais auparavant, ils avaient accompli chacun un voyage en Allemagne du sud qui a beaucoup compté.

Andrea a séjourné en 1562 chez le duc Albrecht V de Bavière ; il faisait partie de la suite qui se rendait à Francfort pour assister au couronnement de l’empereur Maximilien II. Le nom de Giovanni apparaît également à plusieurs reprises dans les recueils collectifs regroupant les musiciens au service du duc de Bavière. De fait, les contacts de Venise avec la Bavière étaient soutenus : échanges économiques, contacts artistiques (plusieurs organistes italiens et vénitiens sont partis faire fortune dans le sud de l’Empire) ; la présence d’Orlando di Lasso (Roland de Lassus), directeur de la chapelle musicale du duc Albrecht V, en 1563, ne fit qu’amplifier le phénomène. Pour Giovanni Gabrieli, âgé d’une vingtaine d’années lors de sa présence à Munich (entre 1574 et 1579), Lassus représentait une figure de premier plan : célébré et édité dans toute l’Europe, auteur d’une œuvre immense tant par sa quantité que par sa qualité, le maître de chapelle d’Albrecht a dû fortement impressionner le jeune organiste vénitien. Et probablement que la technique du double chœur qu’utilisera Giovanni Gabrieli très amplement, sera un héritage de Lassus.

 

A suivre.

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Notes

1) La République de Venise n’a rien à voir avec nos républiques modernes. La Révolution française avec son égalitarisme utopique n’était pas encore passé par là. D’ailleurs son passage – la prise de Venise par Napoléon – vaudra aux Français de devenir les ennemis héréditaires des Vénitiens lesquels ne pardonneront jamais le pillage de la ville par le petit Corse).

« Les institutions républicaines de Venise reposaient en grande partie sur une organisation sociale définie depuis 1297, qui faisait apparaître trois groupes différents. Les nobili, ou patriciens, qui représentaient 5% de la population à la Renaissance, étaient les dépositaires du pouvoir politique : tous éligibles au Grand Conseil, ils pouvaient prétendre à toutes les fonctions officielles, y compris la plus prestigieuse d’entre toutes, celle de doge. La fonction de membre du Grand Conseil étant héréditaire, il en résultait une véritable stabilité politique. Le deuxième groupe comprenait les cittadini, ces marchands qui avaient fait la fortune et la réputation de Venise. Ne pratiquant pas un métier manuel, ils étaient aptes à faire partie de la bureaucratie. Enfin, le troisième et dernier groupe, les popolani, était constitué des artisans et ouvriers de Venise, aux conditions matérielles variables. A Venise, les bases de la pyramide sociale étaient larges, comme dans toute société d’ancien Régime : en 1563, les artisans regroupent 120 000 Vénitiens sur 170 000. » Philippe Canguilhem, Andrea et Giovanni Gabrieli – Retour au texte